Quel défi pour « l’intelligence augmentée » ?

Déjà en 2004, dans une interview accordée à la revue américaine Astrobiology, le professeur Ken Ford considérait que « l’avenir repose plutôt sur le concept de l’intelligence augmentée (« Amplified intelligence »). Il s’agissait alors d’accroître les capacités du cerveau humain en pluggant en quelque sorte des artefacts et prothèses technologiques afin de pouvoir se mouvoir dans un environnement intelligent.

À cette époque, je menais des actions concrètes à l’IMI sur l’ingénierie des connaissances, aux côtés de mes collègues spécialisés en intelligence artificielle de l’Université de Technologie de Compiègne. En réalité, j’ai vraiment pris conscience des enjeux du « transhumanisme » suite à la lecture de Humanité 2.0 de Ray Kurzweil en 2007. Cette lecture m’a éclairé sur les innovations de rupture. Il s’agissait d’une tout autre dimension de « l’Intelligence augmentée ». Kurzweil est mondialement connu : « auteur de plusieurs ouvrages sur la santé, l’intelligence artificielle, la prospective et la futurologie », il est aussi l’un des théoriciens du transhumanisme et de la singularité technologique. En décembre 2012, il annonce qu’il rejoint Google pour travailler sur de nouveaux projets impliquant « l’apprentissage automatisé et le traitement du langage ».

Le célèbre Machine Intelligence Research Institute (MIRI) a réuni des experts de haut niveau travaillant sur cette question. Plus récemment, le philosophe suédois Nick Bostrom, connu pour son approche du principe anthropique, a publié un best-seller intitulé Superintelligence, et il s’engage dans des initiatives stimulantes autour du courant transhumaniste. En parallèle, la prolifération des objets connectés au sein des systèmes d’information, la montée de l’intelligence artificielle, et la présence accrue des robots et agents intelligents transforment radicalement le paysage de l’entreprise numérique.

Mais, une nouveauté mérite d’être soulignée : le téléchargement du cerveau humain est devenu possible. C’est un véritable défi ! Nous ne parlons plus de simples téléchargements de logiciels ou de vidéos. Si les connaissances peuvent devenir téléchargeables directement dans un ordinateur, quelles questions devons-nous nous poser ?

Quelles questions s’imposent face à l’Intelligence Augmentée ?

Les recettes sans questionnement peuvent s’avérer insuffisantes et même parfois contre-productives. Face à cette nouvelle forme d’Intelligence Augmentée, cinq axes de réflexion apparaissent nécessaires :

  1. Sur le plan stratégique et opérationnel
    Quelle posture stratégique faudra-t-il adopter face à cette innovation de rupture ? Quels seront les liens entre les générations, tant au travail que dans la vie privée, face aux bouleversements de la pensée algorithmique ? Gérard Berry, expert en informatique, affirme que « les inversions mentales, cela veut dire que la façon dont nos enfants pensent est complètement à l’inverse de la façon dont nous pensons ». Quels seront les nouveaux rapports entre l’entreprise numérique et ses collaborateurs nomades ? Et face à cela, quels seront les risques et les cyber-risques ?
  2. Sur le plan éthique
    Les sciences du numérique soulèvent de nouveaux défis, notamment celui de la responsabilité, qui appelle à l’unité tout en respectant la diversité et la liberté d’action. Quelle sera alors la conscience commune de la performance durable et du progrès face à cette « Intelligence Augmentée » qui frappe aux portes de l’entreprise numérique ? Georges Epinette, Vice-Président du CIGREF, souligne « la rupture civilisationnelle en cours, dans ce monde désormais encyclopédique, où tout devient documenté, tracé, traqué ». Quelles seront les postures managériales et les dispositifs de gouvernance de l’information adaptés à cette nouvelle ère ?
  3. Sur le plan économique
    Allons-nous vers une société à deux vitesses, avec ceux capables de s’approprier cette « intelligence augmentée » et ceux qui, faute de moyens, resteront dans des pratiques « anciennes » peu à peu obsolètes ?
  4. Sur le plan structurel
    Avec une machine toujours plus « sachante » grâce à l’auto-apprentissage, quelle sera la place de l’Homme dans la prise de décision ? Des exemples concrets existent déjà, avec des robots occupant des postes clés dans des entreprises pour « préserver les intérêts financiers et identifier les investissements les plus judicieux ». Quels seront alors les nouveaux rapports entre les décideurs et la DSI, cette « banque centrale » de l’information et moteur de l’innovation ?
  5. Sur le plan anthropologique
    Si trop d’informations finissent par tuer l’information, cette « Superintelligence » dont parle Bostrom ne risque-t-elle pas de nous rendre fous ? Pour ne pas l’être, notre cerveau actuel opère naturellement des processus d’oubli et d’évitement. Nicholas Carr s’interroge, dans son dernier ouvrage, sur les impacts de l’internet sur le cerveau humain. Les innovations qui émergent sont-elles alors créatrices ou destructrices de valeur ? Comme le souligne Pascal Buffard, « des systèmes de valeur sont à inventer… », et les dirigeants doivent en être pleinement conscients.

En conclusion, comment réagir avant qu’il ne soit trop tard ?

En ce 25 août 2014, alors que je conclus cet article, l’enjeu du capitalisme cognitif promouvant la culture numérique est clair : s’appuyer sur « l’homme-produit » pour contrôler l’information numérique et devenir modeleur du monde. Au-delà de l’accroissement du capital fixe, nous assistons à un phénomène dynamique. Par exemple, Google a mis 15 ans pour dominer le monde avec un moteur de recherche devenu incontournable. Cette entreprise innovante en sait désormais beaucoup sur nos habitudes et préférences. Mais combien de temps ce géant mettra-t-il pour dominer également nos cerveaux et consciences ?

Pour anticiper ces bouleversements, il est essentiel de développer une compréhension approfondie des nouvelles technologies et de leurs implications. Les acteurs du numérique doivent cultiver des capacités d’adaptation et de résilience pour agir non seulement en réponse aux changements, mais aussi en prévision de ceux-ci. Cela implique un engagement à redéfinir nos valeurs fondamentales face aux technologies émergentes, en veillant à ce que chaque avancée contribue à une société plus équitable et durable.

L’avenir appartient à ceux qui sont prêts à temps, et non à ceux qui réagissent une fois qu’il est trop tard. Pour réussir, il ne s’agit pas simplement de réagir, mais de proagir, en intégrant la « théorie du chaos » et en adoptant des attitudes proactives, car un battement d’ailes de papillon peut provoquer un ouragan.

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